This is the text, accompanied by an image, of the article published in Le Journal on 19.10.1911, under the byline Curnonsky in the series Commentaires du Night Cap. It throws some light on Toulet's familiarity with the Casino, and on his skill - or lack of it - at cards.
Les Commentaires du "Night Cap"
Les jeux sont faits.
Au « Night Cap », le bar qui fait le coin de la place de l’Entente-Cordiale et de la rue Alphonse-Allais… à deux pas de l'Opéra.
Quatre heures du matin. Une seule table reste occupée par cinq clients sérieux qui viennent là, chaque nuit, échanger quelques idées qu'ils se plaisent à croire «générales », et, parfois, quand le petit jour bleuit les vitres… quelques propos aigres et quelques injures sans résultat.
Un noctambule averti reconnaîtrait facilement :
TEDDY WHYNOT, Angevin jovial et ruiné (de son vrai nom, Maurice-André Monillon) que se amis ont affublé d'un pseudonyme anglo-saxon sans que ni lui ni eux aient jamais su pourquoi. Chroniqueur au Quotidien.
P.-J.-T. CORZÉBIEN, dit « Le Jeune Homme à l'Amer », dipsomane désabusé, fils d'alcoolique, alcoolique lui-même ; met son orgueil à toujours penser le contraire des autres, ce qui lui permet quelquefois de penser tout court.
ADRIEN BIDAREL, dit « Mèlé-Cass », fils des grands distilleries Bidarel-Chavard et Cie, héritier présomptif d'une de nos plus importantes « firmes » nationales. S'intéresse à tous les sports et à Mlle Margarine de Fécamp.
LACOUCHE DE PONTAYAC, ou « Inexorable Anecdotier » Propriétaire d'une immense concession en Inde-Chine. A beaucoup vu et beaucoup retenu, d'où lui vient sa manie irréductible de raconter des histoires auxquelles il finit par croire lui-même.
LE COMTE DE BRÉCHAIN, colonel de cavalerie en retraite. Le plus jeune des « cinq » malgré ses soixante-quatre ans...qui en paraissent à peine cinquante. Excellent homme, prend tout au sérieux… même les « petites femmes ». Représente la Tradition.
Ces messieurs causent en attendant le sommeil et Mlle Margarine de Fécamp qui BIDAREL a plaquée tout à l’heure chez Maxim's, après avoir « rompu » pour la vingt-sixième fois. Personne (même Adrien) ne doute que la blonde enfant n'arrivera tard ou tôt.
TEDDY WHYNOT - Alors, on boit jusqu'à l’aurore, ?
BIDAREL. —Non… jusqu'à la garde…la garde montante. Je vous répète que Margarine sera là dans dix minutes.
TEDDY WHYNOT. — Tu le répètes même tous les quarts d’heures. Moi, je m'en vais.
LACOUCHE DE PONTAYAC — Rappelez-vous, jeune homme, le principe de notre immortel Raoul Ponchon : « Il ne faut jamais se quitter sans prendre le dernier ».
CORZÉBIEN, — Je sais un autre axiome de Ponchon qui me permet en ce moment de considérer le fâcheux terme d'octobre sous l'aspect de l'éternité : « Il vaut mieux ne pas payer que d'avoir des histoires ! »
TEDDY WHYNOT. – Il ne faudrait payer que les dettes de jeu: ce sont les seules qu'on fasse avec quelque plaisir.
LACOUCHE DE PONTAYAC — Vous ne dites pas cela, je pense, pour ce brave Francfortois qui fut la proie de trois aigrefins ?
TEDDY WHYNOT. — Mais il a dû s'amuser follement ! S'il est une chose plus douce au monde que de gagner de l'argent, c'est de le perdre…M. Goescher a vécu quelques mois dans la compagnie de gens délicieux. Ces « grecs », d'ailleurs Italiens, qui cachaient des portées dans leurs souliers.
LACOUCHE DE PONTAYAC — Peuh ! des fourberies d'escarpins, comme dirait.
CORZÉBIEN. — Il l’a même déjà dit. Tout a été dit, Pontayac. Et vous venez tard.
TEDDY WHYNOT. — Il n'empêche que je me suis follement amusé à lire les comptes rendus du procès en correctionnelle où furent débinés les petits trucs de ces messieurs : les monocles à crochets, les porte-cigarettes à miroirs, et surtout cette symbolique poire en caoutchouc. Ah ! ce sont de vrais maîtres !
LE COMTE DE BRÉCHAIN, éclatant. — Des maîtres ! Mais vous n'avez jamais joué, mon pauvre enfant ! Des maîtres, ces vulgaires filous ! Des savates, monsieur, des savates ! De mon temps, oui, il y avait des tricheurs - et qui fondaient leur industrie sur la connaissance des hommes. Vous rappelez-vous Lardichon ?
LACOUCHE DE PONTAYAC — Lardichon ? Mais je l'ai connu intimement Figurez-vous qu'une fois, à Pau…
CORZÉBIEN. — Je sais. Vous m'avez déjà raconté.
LACOUCHE DE PONTAYAC. — Avec cet animal-là, pas moyen de placer une histoire.
Il se tait à tue-tête et s'absorbe dans la confection d’un gin-soda.
LE COMTE DE BRÉCHAIN, — Oui, sans doute, vous, Pontayac, vous devez vous rappeler Lardichon, puisque vous frisez les quarante-cinq ans. Mais ces messieurs sont trop jeunes. Ah ! je puis dire qu'il m'a bien amusé, ce philosophe-là. C'était un psychologue : il n'avait pas besoin de tout un attirail pour… travailler. Ainsi, son fameux « coup de l'orangeade » - Mais tout le monde le connaît!
CORZÉBIEN, par politesse, BIDAREL et TEDDY WHYNOT. — Mais non, pas du tout!
LE COMTE DE BRÉCHAIN, méfiant. Non ? Vous voulez me faire marcher ?...
Ça a couru tous les cercles! Enfin, puisque vous insistez ! Eh bien, il était simple et génial, ce « coup de l'orangeade ». Mon Lardichon, qui était brûlé partout, fréquentait alors d'innomables tripots, où la clientèle n'était même pas mêlée. Quand il s'était bien assuré que la majorité des joueurs avaient des figures sinistres, il prenait une banque et se mettait à tailler négligemment. La ponte une fois allumée par quelques petits coups habilement malheureux, il donnait soudain huit à droite et huit à gauche, et s'adjugeait une bûche pitoyable. Les deux tableaux abattaient. Sur quoi, mon Lardichon tournait le dos à la table et, s'adressant à un garçon, lui commandait une orangeade, une orangeade bien servie, avec très peu d'eau et deux pailles, dans un grand verre. Pendant qu'il avait le dos tourné, les pontes sans scrupule, et sûrs de leur coup, se livraient à une poussette acharnée et doublaient ou triplaient leur mise à qui mieux mieux. Alors, Lardichon, revenant à sa taille, s'excusait auprès des joueurs.
CORZÉBIEN, continuant. — Et abattait un neuf tardif, mais triomphal !
LE COMTE DE BRÉCHAIN, décontenancé.'— Comment ! vous le saviez! Je le disais bien que vous me faisiez marcher ! Et je vous attraperais si je n'apercevais pas notre charmante Margarine.
MARGARINE DE FÉCAMP, jolie comme les Normandes quand elles se mêlent d'être jolies. Cliché 4,616 bis. Un teint éclatant, une auréole de cheveux paille, un petit nez droit, aux ailes mobiles, d'immenses yeux verts ponctués d'or, des épaules divines. Magnifique toilette de chez Cazaloué. — Bon matin, mes enfants.
BIDAREL, sévère. — Je ne t'attendais plus, ma petite !
MARGARINE. — Non ? Tu ne faisais que ça, mon pauvre Mêlé-Cass ! (Elle s'assied et commande un milk-punch, parmi des protestations générales ; puis, sans faire aucune allusion à sa « rupture » avec Bidarel :) Imaginez-vous, mes agneaux, que je suis venue à pied pour promener mon chien.
TEDDY WHYNOT. — Comment ! tu as un chien, à présent ! Où le mets-tu ?
MARGARINE. — Le voilà ! Tiens, regarde s'il est joli, le fifi à sa mémère !
C'est un havane : il s'appelle Bock.
TEDDY WHYNOT. — Naturellement ! Et par où le fume-t-on ?
MARGARINE. — T'es bête! Et, figure-toi, ce satané cabot, il sent tout le monde, excepté moi. Tout à l'heure, j'ai été forcée de le rattraper, rue Royale, dans les jambes d'un vieux monsieur qui m'a demandé son chemin pour aller rue Saint-Florentin.
CORZÉBIEN. — A cette heure de nuit ? Un étranger, sans doute ?
MARGARINE. — Non : il avait l'accent anglais. Alors, je lui ai dit de suivre la rue Royale et de tourner à droite dans le faubourg Saint-Honoré. A ce moment-là, je me suis aperçue qu'il tenait sa canne de la main gauche. Alors, tu comprends, j'ai été forcée de recommencer toute mon explication.
BIDAREL. — Et pourquoi ça, petite ?
MARGARINE. — Dam ! puisqu'il est gaucher, s'pas ? c'est tout le contraire !
BIDAREL, attendri. — Embrasse-moi, Rinette, embrasse-moi. Je ne pourrai jamais me brouiller plus d'une heure avec toi !
Silence respectueux et approbatif.
LACOUCHE DE PONTAYAC, qui tient à placer son histoire. — Ah ! oui, colonel… je l'ai connu ce Lardichon ! Je l'ai même reconnu, une fois, à Pau, au Cercle britannique, où il s'était faufilé grâce à un déguisement qui le rendait pourtant méconnaissable : il s'était maquillé en vieux professeur norvégien, et il avait ahuri deux bons petits jeunes gens qui lui avaient servi de parrains. J'eus la discrétion de ne pas le trahir. Ce n'est pas mon métier ; et, d'ailleurs, je ne pouvais me défendre d'une certaine sympathie pour ce roi des grecs. Je me contentai de prononcer son nom à voix basse en passant derrière lui, tandis qu'il taillait avec un insolent bonheur. Cinq minutes après, il me rejoignit dans le petit jardin du cercle, me remercia de ne point l'avoir donné et me raconta les plus belles histoires de son répertoire.
CORZÉBIEN, inquiet. — Vous n'allez pas nous les redire toutes.
LACOUCHE DE PONTAYAC. — Si ! mais pas ce matin. Enfin, Lardichon se dévoila entièrement. si bien que le jour naissant nous trouva attablés dans un petit café de la rue de la Préfecture, lui, moi et deux amis que j'avais amenés pour jouir de sa conversation. Le goût de l'aventure et peut-être quelque diable aussi me poussant, je finis par proposer un petit poker intime. Lardichon se récusa, alléguant que, lorsqu'il verrait des cartes, il ne pourrait pas s'empêcher de travailler. Je lui fis remarquer que nous étions en bras de chemise et que, n'ayant rien dans les mains, rien dans les poches, il aurait fort à faire pour aider la chance… Il se contenta de sourire doucement et finit par se laisser convaincre, à condition que nous jouerions des haricots. La partie commença. Dès le premier « tour de pot », la veine s'attacha à Lardichon, et ne le quitta plus. Enfin, je me trouvai tout à coup à la tête d'un poker de rois, qui autorisait les plus belles espérances… et je me jetai dans une série de relances où Lardichon me suivit sans désemparer. Je me croyais bien maître de la situation, quand mon adversaire, haussant les épaules, abattit sou jeu et dit : « Le coup est nul ! Je ne veux pas travailler avec des amis. Mais voyons, monsieur de Pontayac, vous auriez dû pourtant deviner que j'avais quatre as. » Et il les avait, l'animal !
CORZÉBIEN, excédé. — Lardichon, que j'ai connu aussi, ne m'a jamais dit à moi qu'une seule phrase. Elle demande moins de préparations...mais je la trouve d'une portée, si j'ose ainsi parler, plus générale. Comme je venais de perdre 35,000 francs au casino de X...-sur-Mer, Lardichon, qui pontait à ma droite, me frappa sur l'épaule et me dit simplement : « Ah ! monsieur Corzébien, tant que vous vous obstinerez à prendre le baccara pour un jeu de hasard, vous êtes un homme perdu »
CURNONSKY.