Les
Commentaires du Night Cap
Réminiscences
jaunes.
Il commence à se faire tôt… cinq heures du matin, peut-être. Laconche de Pontayac s'est enfin tu. — Le barman du « Night Cap » a pris le parti de se faire acheter les journaux qui viennent de paraître. Maurice-André Monillon (dit « Teddy Whynot ») croit devoir insinuer mollement pour la septième fois « qu'il serait peut-être temps d'aller se lever».Mais Corzébien, qui sent, avec son « douzième whisky-soda, les idées et les souvenirs lui remonter en foule, a pris fortement la parole et s'écoute avec déférence. Laconche de Pontayac voudrait bien l’interrompre : mais il trouve pas le joint.
Le colonel comte de Brechain se contente d'émettre, à intervalles irréguliers, des monosyllabes approbatifs.
CORZÉBIEN. - Il faut avouer que nous avons quelque mérite à reconnaître tous les quatre que nous ne comprenons pas grand’chose à cette révolution chinoise, et cela tient sans doute à ce que nous avons vécu là-bas. Depuis que la Chine est devenue, comme on dit, d'actualité on lit chaque jour des articles étonnants.
TEDDY WHYNOT. — Et qui sont de nature à nous désorienter.
CORZÉBIEN. - J'ai passé, voilà déjà bientôt huit ans, hélas ! tout un mois délicieux à Canton, avec vous, d'ailleurs, Whynot! Nous n'avions pu trouver place dans aucun des deux hôtels du quartier européen, et le docteur Masse nous avait gracieusement accueillis dans l’hôpital français, qu'il venait de fonder, de sorte ue nous disposions chacun d'une vaste salle, propre et claire, et d'une installation hydrothérapique dont je conserverai le regret toute ma vie.
Canton était alors, paraît-il, en révolution. Nous ne nous en sommes jamais aperçus. J'avais découvert, pour ma part, au cercle de Chamine, une collection complet du Magasin Pittoresque...
LACONCHE DE PONTAYAC. —— Et c'est tout ce que vous avez vu de la Chine ?
CORZÉBIEN — Non. Mais j'ai toujours pensé que les récits de voyages et les descriptions de pays lointains gagnent beaucoup à être lus sur place. Cela ne m'empêcha point, d'ailleurs, de lier connaissance avec un Chinois aimable et poli, qui parlait fort bien notre langue.
LACONCHE DE PONTAYAC. - Quoi d'étonnant ? Beaucoup de riches Cantonais font le commerce de la soie et vivent en relations constantes avec nos grands fabriciens de Lyon...
CORZÉBIEN - - - Je m'en doutais. Et je n’ai jamais en la folle prétention de vous étonner. Si je parle de mon ami Kuan Tseu Wan, c'est que je lui dois d'avoir compris a quel point les Chinois différent de nous et nous restent pourtant si sympathiques, je dirais presque si fraternels... Je me souviens qu'un soir il m'avait invité à dîner sur un bateau fleur avec deux de ses compatriotes et quelques Français de passage.
LACONCHE DE PONTAYAC. -— Prenez garde, Corzébien ! Vous allez raconter une histoire !
CORZÉBIEN - Non. Kuan Tseu Wan, par un raffinement d'hospitalité, avait retenu tout le restaurant pour que nous fussions bien chez lui…ou plutôt chez nous, et avait commandé en même temps que le repas chinois, un diner à la française... au cas où l’estomac des convives se fût insurgé contre le potage de lait d'amandes, les foies de canard au sucre, les poulets laqués ou les ailerons de requin à Ia frangipane. Mais il se trouva que chacun fit honneur au menu national : les trois Français surent picorer avec des baguettes dans les cinquante ou soixante plats disposés sur la table, et tout se passa pour le mieux dans le meilleur des anciens mondes. Au dessert, Kuan Tseu Wan saisit à deux mains son verre et but à la France et à la, Chine, « comme aux deux plus nobles nations de l'univers ». Nous nous inclinâmes, sans trop de conviction, ne voyant là qu'une de ces politesses dont les Chinois ne sont point avares.
» Mais le rusé Cantonais sut deviner restriction. Il sourit malicieusement et-reprit:
» — Vous croyez que je ne dis là qu'une banalité aimable. Mais non ! Très sincèrement, je crois que nous sommes les deux premiers peuples du monde…parce que nous sommes les seuls qui aient inventé une politesse et une cuisine. Et ces deux choses-là, résument toute la douceur de vivre.
» Il me parut que, pour penser avec un cerveau différent du nôtre, mon ami Kuan Tseu Wan ne pensait déjà pas si mal. Il lut mon approbation dans mes yeux et continua :
« - Car la vie est courte et dure à vivre, et rien ne compte ici-bas que ce qui peut nous la rendre plus supportable. Vous êtes très fiers, vous autres, Européens, de votre science et de vos inventions, — comme si nous n'avions pas inventé la poudre! Mais, dites-moi, toutes vos découvertes vous ont-elles rendus plus heureux ? Croyez-vous sentir mieux que vos ancêtres la beauté d'un paysage, la grâce d'une attitude, la mélancolie d'un crépuscule ou le doux sourire du matin sur la mer? Et croyez-vous que, parce qu'il passera des tramways sous ma fenêtre, cela me consolera d'avoir perdu un être aimé ? Et, si j'ai commis une mauvaise action, les sirènes de tous les paquebots couvriront-elles la voix terrible de mon remords ?... Comme l'a dit un de vos anciens sages: « Tout » n'est que signe, et signe dé signe. »
Et nous ne vous avons point attendus pour savoir que tout le bonheur de vivre peut tenir dans le regard d'une femme, tout le malheur dans un pli dédaigneux de ses lèvres... »
TEDDY WHYNOT. - Ce Kuan Tseu Wan était vraiment un brave homme, et grâce à lui, nous allons enfin pouvoir, avant d'aller nous coucher, parler un peu de petites femmes!
LE COMTE DE BRÉCHAIN. . – Je crains que le sujet ne soit un peu épuise et que cela ne fasse dévier l'entretien.
TEDDY WHYNOT. — Aussi bien, colonel, je ne veux parler que de petites femmes jaunes! J'en ai connu plusieurs, et qui m'ont donné cette délicieuse impression de je ne sais quelle fraternité obscure.
CORZÉBIEN — Vous pouvez même dire, Whynot, que, moyennant le versement d'une dot fabuleuse de cinq cents piastres, vous fûtes pendant cinq lunes l'heureux seigneur et locataire, de Mme Ti Nam, qui passait, non sans raison pour la plus jolie congaï (1) d'Haïphong.
TEDDY WHYNOT. — J'ai beaucoup aimé cette gamine jaune, je ne m'en défends point.
CORZÉBIEN. — Et la modestie seule vous empêche d'ajouter qu'elle vous le rendait bien. Il me souvient même qu'un soir, où j'étais venu vous rendre visite dans votre « canha », Mme Ti Nam, qui prenait part à notre entretien, vous jeta ses bras nus autour du cou et me dit avec un accent de sincère conviction — et dans son « sabir » un peu spécial : « Li Phalangtsé, li pas vini pou lien!... »
Ce qui pour tous les coloniaux, signifie clairement : « Les Français ne sont pas venus pour rien! »
TEDDY WHYNOT. — Je n'eusse point osé rappeler cet aveu dénué d'artifice. Mais il est vrai que nous nous entendions fort bien, Ti Nam et moi, et que la séparation nous fut également cruelle.
Invitus invitam… Mais vous savez que ces fleurs exotiques ne se transplantent pas. Il me fallut donc quitter ma petite amie. Je sus qu'un an après mon départ elle s'était remariée, grâce à la dot que je lui avais laissée, avec un brave Annamite qui ne la rendait pas trop malheureuse et ne la corrigeait qu'à bon escient…
» Et puis, je ne sais pourquoi, un soir de nostalgie où j'avais touché le fond de cet incurable ennui qui s'exhale des endroits de plaisir, j'écrivis à Ti Nam, chez ses parents, dont j'avais gardé l'adresse, une lettre ardente et triste, où je lui disais qu'aucune femme d'Europe ne la valait… que nulle n'avait pu me consoler d'elle… enfin, des histoires, quoi! Je restai toute une année sans recevoir de réponse, et je pensais un peu moins à Ti Nam, lorsque la poste me remit une grande enveloppe jaune où je reconnus l'écriture enfantine et démesure et de ma jeune veuve. L'enveloppe contenait une lettre et un autre pli cacheté sur lequel était écrit cet avertissement: Lire la lettre, d’abord... Je me conformai à cette prescription. Je ne puis malheureusement vous donner une exacte idée du style bizarre de cette lettre, écrite dans un intraduisible « désespéranto », mélange de français, d'annamite, de pidjinn et d'argot montmartrois. Mais le sens m'en est resté très présent à l'esprit. Ma petite amie me disait en substance — et en quatre pages d'une calligraphie irrégulière. mais appliquée:
«Il ne faut pas te faire de chagrin. Je ne veux pas que tu me regrettes. L'ami docteur Le Lan a dû te dire, quand il est allé en France, que je suis remariée avec Nguyen Van Teu, qui vend du riz dans la rue du Cuivre, à Hanoi. Si tu reviens, tu nous feras le plaisir de descendre chez nous, car nous faisons de très bonnes affaires. Mais il ne faut pas penser à moi comme à ta petite femme. Celle-là est morte. Car je suis vieille, à présent. Je viens d'avoir dix-huit ans, et j'ai eu deux enfants. Et tu sais que nous autres, femmes d'ici, cela nous change beaucoup. Alors, je suis devenue très laide, une vraie baya (2). Et, pour te montrer comme je dis vrai, je t'envoie ma photographie. »
CORZÉBIEN. —Vous l'avez gardée, cette photo?
TEDDY WHYNOT. -- Non! Elle était trop décolletée, et Ti Nam avait trop raison. Le visage seul, était resté joli… Mais le reste! On eût dit qu'une tempête avait passé sur tout cela. Et, si je vous ai raconté cette petite histoire c¡ ce n'est pas pour me vanter, mais pour vous amener doucement à vous demander quelle femme d'Europe eût trouve le courage d'écrire une lettre pareille.
LE COMTE DE BRÉCHAIN. — Oui sait ? Votre petite amie n'a peut-être montré là qu'une espèce de coquetterie posthume. Et je gagerais qu'après avoir lu sa lettre vous ne l'en avez que davantage regrettée.
TEDDY WHYNOT. -- un peu mélancolique, à cause de l'heure, peut-être. — Je la regrette encore. mais moins que ma jeunesse…
(1) [Au temps de la
colonisation] Femme annamite; en partic. compagne indigène
d'un européen
(2) Vieille femme.
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