Tuesday, January 17, 2012

Aranjo lecture on Toulet

Professor Daniel Aranjo of the University of Toulon, has kindly sent me the text of a lecture that he delivered on the 28th and 19th September 2011 at the University of Mauritius (Réduit) and at the Carnegie Library of Curepipe. Because of the length of the article, I will deliver it over a number of posts. I realise that this will mean that latecomers to the posts will have to scroll or link to the beginning to read it in the proper order, but it runs to 21 typed A4 pages, and would appear interminable on a blog page. I have also had to omit most of the footnotes. Those that I have retained I have included within the main text, but used a blue text colour to distinguish them.


Paul-Jean TOULET (1867-1920)
"Mort ici, ressuscité dans l’Inde", disent nos vieux laboureurs.
Mort en France, Toulet ressuscite ici.
Robert-Edward Hart, poète mauricien de Souillac
Pour J. L. Borges, Paul-Jean Toulet, l’impeccable poète des Contrerimes (1921), était tout simplement, certains jours, « le plus grand poète français - même si tout le monde l'a oublié » : « ses vers atteignent à la perfection » (1979). Pour L. S. Senghor : « Peut-être, parce que je ne suis pas "né Français", je n'ai pas de peine à classer Paul-Jean Toulet. Je le fais parmi les plus grands poètes : ceux qui réunissent, en symbiose, les trois qualités majeures du Poète : l'image analogique, la mélodie et le rythme vivant, fait de parallélismes asymétriques. » (1980) C’était déjà l’avis de Valéry, qui avait prédit en son ami, dès le lendemain de sa mort, l’une "de ces plantes qui ne peuvent souffrir d'être mises dans la terre commune dès leur germe. On les place d'abord dans un humus choisi où elles atteignent lentement l'époque de leur force." (1923)
C’est aujourd’hui chose faite. Mais, pour toucher jusque-là, que l’attente fut dure, fut longue, interminable, souvent désespérante et désespérée. À nous donc de goûter maintenant, pièces en mains, l’un des poètes les plus purs (sous le cristal de l’ironie) et elliptiques de toute notre littérature. Il suffit de lire…

Douce plage où naquit mon âme ;
     Et toi, savane en fleurs
Que l’Océan trempe de pleurs
     Et le soleil de flamme ;

Douce aux ramiers, douce aux amants,
     Toi de qui la ramure
Nous charmait d’ombre, et de murmure,
     Et de roucoulements ;

Où j’écoute frémir encore
     Un aveu tendre et fier -
Tandis qu’au loin riait la mer
     Sur le corail sonore.
Les Contrerimes, Contrerimes, XLVI 


Toulet fut conçu à Maurice (le cimetière familial, et marin, se trouvait à Souillac, dont on connaît peut-être la plage, assez bretonne à sa manière, qui n’a rien de « ‘doux » mais où la mer peut « chanter », comme dans le poème suivant, siffler à travers les anfranctuosités naturelles de certains rochers côtiers). Il existe beaucoup de paysages (et d’île) natals en littérature. Avec Toulet, c’est à un paysage et à une île prénatals qu’on a parfois droit.
La Savanne - à ne pas confondre avec la vaste propriété sucrière de Savannah - est l’une des divisions traditionnelles de l’île avec, pour ville-capitale, Souillac. Mais on peut aussi certains jours l’ignorer et s’en tenir au seul terme de Savane ou de « savane » (que P.-J. écrit toujours, à la française, avec un seul « n »), au sens fleuri et sensuel qu’il présente en général chez le Mauricien Toulet.

Jardin qu’un dieu sans doute a posé sur les eaux,
Maurice, où la mer chante, et dorment les oiseaux.
Les Contrerimes, Coples, XLIV 

Chronologie

Paul Toulet, né à Pau, capitale assez anglo-saxonne du « Béarn aux belles pierres » , sera à la fois excessivement français, béarnais, créole, et d'un « pince-sans-ririsme » assez british. Orphelin de mère, choyé par ses tantes, il aura une scolarité rebelle et capricieuse à Pau, Bayonne, Saintes. Vers 1885, il rajoutera « Jean » pour l'euphonie des initiales à broder sur ses mouchoirs. Il paresse ensuite trois ans chez son père, établi sucrier à Surinam, près de Souillac, au sud de l'île Maurice, et en revient par l'Égypte, Marseille et « Alger, ville d'amour »  où il se fixe un an comme « lotophage oublieux » jusqu'à fin 1889. Il restera en Béarn jusqu'en 1898 : vie facile, quelques voyages (Espagne, Paris), héritage maternel « en morceaux » . L'écrivain se cherche encore, et souvent loin de soi (sonnets insituables, parfois baudelairiens, conte naturaliste…).
De 1898 à 1912, il habite Paris, est royaliste, se partage entre la conversation au bar, les femmes, l'amitié (Curnonsky, Debussy), publie en revue, se fait refuser ses manuscrits, travaille comme nègre pour Willy, va à Londres, en Belgique, et se lève à quatre heures du soir. En 1898, paraît son premier chef-d'œuvre, Monsieur du Paur, homme public, anti-roman acide, somptueux, inquiétant, parfois satanique, éclaté, décentré, d'une extrême diversité de rythme, car ce romancier est aussi poète en prose, et un moraliste âcre, en même temps qu’un traducteur subtil de l’hypnotisant Grand Dieu Pan d’Arthur Machen (1901), un classique du roman d’épouvante, ou l’auteur d’un Mariage de Don Quichotte (1902) inégal, prestigieux, fertile en épisodes secondaires, bien français de ton et inachevé. De novembre 1902 à mai 1903, il part en mission avec Curnonsky pour l'Extrême-Orient (Indochine ; Philippines, Chine, Inde, Ceylan). Avec Mon Amie Nane (1905), nom d'une cocotte 1900, d’une « naine » perfection de bibelot (qui est à la Nana de Zola ce qu’un distique de Toulet peut bien être à une femme de chambre d’Octave Mirbeau), tendresse, ironie, dandysme, burlesque vif et racé, apesanteur d'une écriture à pointe d'épingle restent toujours d'un poète, et comme d'un rythmicien de l'impondérable hiéroglyphe féminin ; du pur et hasardeux présent, précieux à saisir ; pur mobile ; libre et capricieux comme l’air ; en son insignifiance même, superficielle et mystérieuse (« Une Journée entre toutes », d’adorable vacuité, est le titre d’un chapitre). Le narrateur n’en est souvent plus un, plus soucieux des épigraphes, latines et érudites, burlesquement traduites, de chacun de ses chapitres que de récit, qu’il laisse hésiter entre deux versions du même épisode ou de ce qui peut en rester, de sans cesse dentelé, accéléré, effilé en dialogue : « Rien de tel que les femmes légères… » (Jean-Marie Rouart). En 1910, P.-J. collabore au Divan d'H. Martineau, qui sera son éditeur et ami : « Ce n’est pas à moi de vous rappeler ce qu’il fit pour la gloire et la mémoire de Toulet, déclarait Valéry à un dîner du Divan. Je ne sais ce que gloire et mémoire fussent devenues sans ce Divan, je veux dire sans Martineau. » Ses poèmes brefs, qui paraissent en revue, sont répétés et repérés par certains lettrés.
En 1912, il quitte Paris pour d’obscures et de secrètes raisons (et d’abord d’argent) et s'installe au Château de Saint-Loubès (Gironde). Mauvaise santé, neurasthénie, « caractère encor de chasse », de son propre aveu. C'est alors que cet artiste rare et seul, à l'amère nuance, est élu, sans qu'on lui demande son avis, comme chef de file par ses cadets et contribules de « l’école fantaisiste », si peu école. (La nomenclature finale de ce groupe, pour l’heure (1912) incomplet, sera constituée (selon la délimitation hypercritique de Michel Décaudin, Les Poètes fantaisistes Anthologie, Seghers, 1982) – outre Toulet – de Jean-Marc Bernard (1881-1915), Jean Pellerin (1885-1921), Robert de La Vaissière dit "Claudien" (1880-1937), Tristan Derème (1889-1941), Léon Vérane (1885-1954), Francis Carco (1886-1958), fédérateur le plus actif de l’ensemble et correspondant de Toulet à l’époque qui nous intéresse ici, auquel le Béarnais envoie par exemple en 1912 un manuscrit qui « constitue la version originale du projet d’édition des Contrerimes » (Carco, page de garde du manuscrit, BM de Pau), et enfin, plus tardivement rallié, Philippe Chabaneix (1898-1982). Mais les contours de cette École sont souvent assez flous (Noël Ruet, René Bizet, d’autres encore ont pu être cités comme appartenant ou liés à cette nébuleuse). Quant à Toulet même, sur la notion d’école en France, en 1912-1913 : « S’il y avait une école en France […], on le saurait. Car tout finit par se savoir : et ce n’est pas la Joconde qui nous en démentira. » (Œuvres complètes, p. 950) Le problème, c’est qu’ici on va avoir une école mais qui n’en est pas une, et va finir par plus ou moins s’annoncer et se savoir, et qui est même l’une des rares, sur les nombreuses du début du siècle, dont on se souvienne encore, avec tendresse et efficacité.)
Pendant la Guerre, il essaie se faire engager « dans les Secrétariats »  et ne publiera rien par égard pour ceux qui souffrent au front. En 1916, il se marie à l'une de ses anciennes maîtresses, Marie Vergon, de Guéthary, chez qui il s'établit. L'œuvre est repensée, rassemblée, retouchée.
En 1918, paraît Comme une fantaisie, recueil de trois contes poétiques à la prose prestigieuse déjà donnés en revue. D’abord Les Ombres chinoises (1907), «  purement adorables » (Debussy), la partie de son œuvre que le très oriental Toulet parfois préférait, avec leur miniaturisme artiste, qui content les amours adultères du poète Fô et de la belle Doliah, épouse de Jean Chicaille (Yuan Ché Kaï, à l’origine, en chinois) : « Ces objets très précieux ont fait mes délices. Si je les regarde avec un œil de géomètre, je les compare à ces corps de très petit volume qui ont une immense surface à cause de la découpure savante qui les refouille le plus profondément du monde. La matière, à ce degré de finesse, n'est plus elle-même, et s'approche du système nerveux. Son artisan l'a pénétrée à l'extrême » (Valéry). Le deuxième conte, La Princesse de Colchide (1910-1914), a pour héroïne une badine Médée, très Offenbach-Giraudoux 1900, avec dromadaire à ballons rouges et séjour final à Bidart en Pays basque. Le troisième, L’Étrange Royaume, plus souterrain, plus inquiétant, où sévit une bête dévoratrice, plus ancien par sa date de publication initiale (1903), où plane le voile de Maya, celle « qui passe et qui revint », a pour sujet la jeunesse, très toulétienne, du prince Cœur-de-Fraise, ses amours capricieuses et contrariées de captif avec une suivante, Florinde, fille du maraîcher royal, et avec la princesse héritière Éronice.
Le 6 septembre 1920, Toulet, opiomane invétéré, meurt à midi d'une overdose de laudanum (et de lassitude, peut-on rajouter) ; il sera inhumé le 8 au matin en présence, entre autres, d’Henri Martineau, juste arrivé de Paris. Vie courte ; brièveté essentielle à l'existence comme au vers, à la syntaxe du poète. Son cœur dort, « enfin glacé », dans le petit cimetière de Guéthary, sur la mer basque.
Cette mort hâte la parution des Contrerimes (Émile-Paul, 1921), dont le projet avait déjà échoué à plusieurs reprises. Le titre s'explique par un schéma assez spatial de rimes à contre-longueur (8a-6b-8b-6a) dont l'invention revient au seul Toulet, tant il lui ressemble, et que certains admirateurs comme Jacques Réda pratiquent encore. Quatre sections ordonnent le recueil : les Contrerimes proprement dites, la plus développée (70 poèmes) ; 14 Chansons, aux rythmes divers ; 12 Dixains d'octosyllabes, dont la forme (venue, à en croire Toulet, de Claude Le Petit et, donc, d'on ne sait quel XVIIe siècle burlesque, baroque ou parisien) est rééquilibrée, actualisée et assouplie ; et enfin une section importante de 109 Coples, c'est-à-dire de quatrains et de distiques (d'alexandrins le plus souvent) en alternance, par allusion à la copla espagnole, petit couplet populaire, rieur, précieux de quatre vers. Le tout est très composé et Toulet a tenu à son étroitesse comme à la disparate de son inspiration : élégie et canular, tendresse et ironie se côtoient, se confondent en cette autobiographie pastel et pointillée dont le timbre et le ton, très racés, sont uniques. On considère que ce recueil, bel exemple du mieux dans le moins (non multa, sed multum), l'un des plus elliptiques de toute la poésie française, est le chef-d'œuvre de l'auteur, et comme le centre de sa production, comme on peut faire graviter tout Apollinaire autour d'Alcools. « Autant la brièveté de ces pièces parle en leur faveur, autant il est nécessaire de parler en faveur de cette brièveté. […] Chaque regard peut se développer en un poème, chaque soupir en un roman. Mais pour enfermer tout un roman en un simple geste, tout un bonheur dans un seul souffle, il faut une concentration bannissant tout épanchement sentimental. »

En fait, la notoriété de quelques bribes (admirables) des Contrerimes a longtemps desservi le reste du livre – alors qu'elle devrait y mener – et l'œuvre même de Toulet, dont on ignore trop la prose magnétique : ramener Toulet à En Arles, c'est ramener Ravel à son célèbre Boléro.


Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l'ombre est rouge, sous les roses,
     Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses,
Lorsque tu sens battre sans cause
     Ton cœur trop lourd ;

Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c'est d'amour,
     Au bord des tombes.

Les modèles, bien de leur temps, qui ont poussé l'aigu et l'exigu Toulet au bout de son rythme et de sa poétique, ce sont sans doute la Stance du vénéré Moréas, les formats extrême-orientaux, les quatrains du Persan Omar Khâyyam (XIe siècle), l'Anthologie grecque :

Étranger, je sens bon. Cueille-moi sans remords :
Les violettes sont le sourire des morts.

Ce furent surtout son propre cœur, musical et blasé, son ironie cruelle, qui amincit tout, honnit tout effet, et stylise d'autant à peu près tout de cet insaisissable et précis et précieux artiste.
En 1922, paraîtront Les Trois Impostures, almanach (almanach de maximes rosses et contournées, de proses poétiques ou de poèmes en prose, à la syntaxe contractile), dont le titre seul provient des Trois Imposteurs d’Arthur Machen ; puis, en 1927, les Lettres à soi-même (car le personnage s'écrivait vraiment à lui-même, en se vouvoyant), libre et bref recueil de proses poétiques ou de poèmes en prose, parfois burlesque, courts ou longs, d'un bel opium, contenant de purs chefs-d'œuvre, quasi inconnus. Paraîtront encore diverses correspondances, car ce causeur dédaigneux était un épistolier vif-argent ; Journal et voyages (1934) où l'on retrouve, en plus divers et plus épais, les vertus des Lettres à soi-même ; les Notes d'art (1924) et Notes de littérature (1926), nerveuses, rêveuses, fortes, désinvoltes, dont cet esprit érudit jusqu'au caprice (le plus souvent indifférent aux grands noms et aux grands problèmes de la littérature ou de l’art de son temps, mais sensible à la vente d’une collection japonaise, à une exposition Corabœuf, au « rôle de la pierre précieuse dans le roman anglais », à la riche tempête, logique et passionnée, d’un opéra de Vincent d’Indy, L’Étranger) avait jeté la sombre poudre de diamants dans quelques revues très Belle Époque : belle coupe sur la culture de Toulet, surprenante, dédaigneuse, très choisie et réservée, et par là-même révélatrice de son univers, de son climat quotidien et donc, fût-ce de loin, de son œuvre propre. Les Vers inédits (1936) proposent d’éclairants poèmes de jeunesse, premiers jalons d’une carrière, de surprenantes coulisses et les meilleurs poèmes de Toulet en dehors des Contrerimes – des essais flexibles ou vieillots de jeunesse à de nouvelles Contrerimes ou Coples :

L'hiver a ses douceurs que le soleil ignore,
     Telle aux fleurs du frimas se pare une autre Flore
     Et tel en nous n'est rien où l'amour a passé
Qu'éblouissant mensonge et prestige glacé


à un bout de livret pour Debussy d'après Shakespeare ou à une curieuse Epître à la Muse, un peu lettriste, qui use des ressources rythmiques du nom propre et de l'argot.
La meilleure chance de modernité pour un tel art, « d'une richesse inutile à beaucoup de gens » (J. Pellerin), inutile à l'Université (dont les programmes poétiques, si l'on excepte Apollinaire, ignorent souvent le début du Siècle), et longtemps inutile aux éditeurs (puisque l'œuvre est restée longtemps introuvable et que les jeunes générations n'en ont presque jamais entendu parler) - c'est le charme aigu du personnage qu'irradie la moindre strophe, insolence ciselée, notation en train, et qui, comme les autres Fantaisistes, commence par rire de soi et de tout, fors l'honneur, et l'honneur du vers. Considéré comme un Grand par les plus Grands, plus d’une fois des étrangers, farouchement défendu par certains (non sans une pointe de dandysme) contre l'injustice du sort, cet auteur trop méconnu est de ceux qui peuvent nous prouver, contre certaine mode actuelle, que le fragment n'est point nécessairement austère et que son prestige n'est pas seulement théorique. On a vu que Valéry prédisait en son ami l'une de ces plantes qu’on « place d'abord dans un humus choisi où elles atteignent lentement l'époque de leur force. » Puisqu'il s'y trouve désormais et y « demeurera vivant et choyé dans une élite qu'on doit souhaiter nombreuse moins pour l'écrivain que pour les lettres » (J. Pellerin, 1920), lisons-le, simplement.







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